Accueil > Ô vous frères humains d'Albert Cohen
Critiques / Festival / Théâtre
par
Le racisme ordinaire
Partager l'article:
Récit fondateur, une clé, si ce n'est la clé de l'oeuvre d'Albert Cohen, Ô vous frères humains raconte soixante ans plus tard l'événement qui a définitivement bouleversé l'auteur. Originaire de Corfou, le jeune Albert a débarqué à Marseille avec sa famille; il a 5 ans. Enfant doux et naïf, comme il aime à se décrire, couvé par une mère très aimante, il a très tôt développé un amour incommensurable pour la France, pour l'accueil généreux fait à la modeste famille juive corfiote, surtout pour la langue qu'il révère. Il avait dressé un autel secret dans sa chambre pour mieux idôlatrer sa nouvelle patrie. Il a vécu dans un monde simple et heureux, fait de douceur et de tendresse, jusqu'à la date fatale du jour anniversaire de ses 10 ans où son monde a basculé en une seconde dans l'horreur, lui révélant dans une violente déflagration le visage grimaçant de la haine de l'autre.
Ô Vous Frères Humains Analyse De
Graphiquement, Ô vous, frères humains est habité, au sens propre comme au sens figuré, de l'esprit de Will Eisner – que Luz évoque en entretien –, avec ces longs traits jetés, cette esthétique noir et blanc qui magnifie les ombres et casse les perspectives. Un renvoi d'autant plus symbolique que Will Eisner a dénoncé la haine et l'antisémitisme dans Le Complot ou Fagin Le Juif. La force du livre de Luz tient aussi au fait qu'il s'est appliqué à se couler dans un style daté, sans confiner à la caricature, par sa représentation du début du XXè siècle, en croquant des personnages semblant tout droit sortis des pages de périodiques tels Le Petit Journal ou Le Petit Parisien (de sinistre mémoire en ce qui concerne le dernier). Enfin, comment ne pas voir dans Ô vous, frères humains une métaphore à rebours du monde moderne, avec ces murs sur lesquels s'écrivent des messages antisémites, des insultes, des proclamations lapidaires et définitives. Le jeune Albert a été confronté, mis au pied de ces murs qui suintent la haine, Luz les met en perspective de nos murs contemporains (Facebook, Twitter, fils de conversations de forums divers) sur lesquels les fielleux, les salisseurs, les révisionnistes continuent de déverser leur bile rance et leur venin raciste encore et toujours, en toute liberté et impunité.
Ô Vous Frères Humains Analyse De Tomroud
Et prospèrent toujours. Ce qui fait du livre de Luz une œuvre d'importance dans le parcours du dessinateur, c'est qu'elle s'inscrit dans une volonté de « redonner une seconde existence à ce cri écrit au XXe siècle pour qu'il soit aussi le cri des humanistes du XXIe siècle », comme il le déclarait à Nicolas Tellop pour Diacritik. Sa démarche créatrice s'imprègne du propos d'Albert Cohen et participe de sa propre reconstruction en tant qu'artiste. Après la tuerie de Charlie Hebdo, si Luz a eu besoin de coucher sur le papier avec Catharsis « les images qu'il avait en tête pour se réapproprier le temps », « le brouillard était toujours là, et la folie [lui] collait toujours comme une boue impossible à racler ». Marcher dans les pas d'un autre, et en particulier ceux d'Albert Cohen enfant, a été une sorte de libération: je pouvais parler des angoisses qui subsistaient en moi sans me dessiner au cœur de l'action. Avec Ô vous, frères humains, Luz puise donc dans la mémoire d'Albert Cohen s'interrogeant au crépuscule de son existence.
Ô Vous Frères Humains Analyse Film
Ne soyez donc de notre confrérie,
ENVOI
Prince Jésus, qui sur tous a maîtrie 8,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie:
À lui n'ayons que faire ne que soudre 9. Hommes, ici n'a point de moquerie;
François Villon, « Frères humains », vers 1462, d'après Œuvres complètes de François Villon, texte établi par La Monnoye, 1876 (orthographe modernisée). 1. Pitié. 2. Le texte fait vraisemblablement allusion au gibet de Montfaucon où les pendus restaient en place après l'exécution, pour marquer les esprits des vivants. 3. Accorder sa grâce, son pardon. 4. Constant. 5. Morts. 6. Que personne ne nous tourmente. 7. Qui a reçu des coups de bec. 8. Qui est tout-puissant. 9. N'ayons rien à faire avec lui ni à lui devoir.
[... ] [... ] L'auteur n'explique pas si le regard de remords signifie que les parents se sentent alors coupables d'avoir transmis des caractéristiques physiques héréditaires, ou s'ils ont honte que leur enfant connaisse à son tour leurs tourments (ils se sont installés à Marseille pour fuir un pogrom en Grèce); mais puisqu'ils baissent la tête, humiliés, dans les deux cas, ils n'ont plus la force de se battre ni même de se défendre: c'est la résignation et le désespoir qui l'emportent. Non seulement l'enfant a perdu ce soir-là l'innocence d'« une petite vie débutante mais aussi le fier regard plein d'amour de ses parents, qui comprennent que leur fils n'est pas promis à un meilleur avenir que le leur en dépit de tous leurs efforts, et de tous leurs espoirs. D'où les sanglots communs. ] L'unité de la famille ne se retrouvera qu'à la fin, dans la douleur: Et tous les trois nous pleurions (le pronom personnel nous apparaît pour la première et dernière fois dans le texte). Déjà bien plus affectés que l'enfant, même si eux n'ont subi aucune attaque ou insulte, les parents écoutent le récit de leur fils, qui perçoit consciemment cette blessure.